27 novembre 2016

George Sand "Aimer la peine"






Histoire de ma vie


Quatrième partie - Chapitre IX



Aimer la peine



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J’ai souvent entendu dire à des femmes de talent que les travaux du ménage, et ceux de l’aiguille particulièrement, étaient abrutissants, insipides, et faisaient partie de l’esclavage auquel on a condamné notre sexe. Je n’ai pas de goût pour la théorie de l’esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une conséquence. Il m’a toujours semblé qu’ils avaient pour nous un attrait naturel, invincible, puisque je l’ai ressenti à toutes les époques de ma vie, et qu’ils ont calmé parfois en moi de grandes agitations d’esprit. Leur influence n’est abrutissante que pour celles qui les dédaignent et qui ne savent pas chercher ce qui se trouve dans tout : le bien-faire. L’homme qui bêche ne fait-il pas une tâche plus rude et aussi monotone que la femme qui coud ? Pourtant le bon ouvrier qui bêche vite et bien ne s’ennuie pas de bêcher, et il vous dit en souriant qu’il aime la peine.

Aimer la peine, c’est un mot simple et profond du paysan, que tout homme et toute femme peuvent commenter sans risque de trouver au fond la loi du servage. C’est par là, au contraire, que notre destinée échappe à cette loi rigoureuse de l’homme exploité par l’homme.

La peine est une loi naturelle à laquelle nul de nous ne peut se soustraire sans tomber dans le mal. Dans les conjectures et les aspirations socialistes de ces derniers temps, certains esprits ont trop cru résoudre le problème du travail en rêvant un système de machines qui supprimerait entièrement l’effort et la lassitude physiques. Si cela se réalisait, l’abus de la vie intellectuelle serait aussi déplorable que l’est aujourd’hui le défaut d’équilibre entre ces deux modes d’existence. Chercher cet équilibre, voilà le problème à résoudre ; faire que l’homme de peine ait la somme suffisante de loisir, et que l’homme de loisir ait la somme suffisante de peine, la vie physique et morale de tous les hommes l’exige absolument ; et si l’on n’y peut pas arriver, n’espérons pas nous arrêter sur cette pente de décadence qui nous entraîne vers la fin de tout bonheur, de toute dignité, de toute sagesse, de toute santé du corps, de toute lucidité de l’esprit. Nous y courons vite, il ne faut pas se le dissimuler.

La cause n’est pas autre, selon moi, que celle-ci : une portion de l’humanité a l’esprit trop libre, l’autre l’a trop enchaîné. Vous cherchez en vain des formes politiques et sociales, il vous faut, avant tout, des hommes nouveaux. Cette génération-ci est malade jusqu’à la moelle des os. Après un essai de république où le but véritable, au point de départ, était de chercher à rétablir, autant que possible, l’égalité dans les conditions, on a dû reconnaître qu’il ne suffisait pas de rendre les citoyens égaux devant la loi. Je me hasarde même à penser qu’il n’eût pas suffi de les rendre égaux devant la fortune. Il eût fallu pouvoir les rendre égaux devant le sens de la vérité.